1) L’état actuel des traductions des œuvres de Spinoza en grec moderne pose problème: très peu de traductions, déjà assez vieilles, souvent discutables, parfois pas du tout disponibles en librairie. Cette situation condamne malheureusement le lecteur grec (ainsi que nombre d’étudiants en philosophie) à ne pas avoir accès au texte spinoziste même. Le problème, toutefois, se situe dans un cadre plus vaste: celui de la traduction des textes philosophiques en Grèce en général. En effet, si l’on trouve de bonnes traductions pour plusieurs auteurs anciens et contemporains, on constate des absences importantes quant à la philosophie médiévale et moderne. Par exemple, Heidegger, Wittgenstein, Sartre, Althusser et Foucault sont bien et suffisament traduits, tandis qu’il n’y a que de rares traductions de Saint-Thomas, Bacon, Hobbes, Descartes, Spinoza, Locke, Leibniz, Rousseau, ainsi que de Kant et Hegel (Marx, et les auteurs marxistes, faisant un cas différent). Certes, dans ces dernières années la situation a commencé à s’ameliorer sensiblement, mais elle laisse encore beaucoup à désirer: il y a sans doute un travail enorme à accomplir dans ce domaine.
2) Spinoza n’échappe pas à cette règle: on trouve seulement deux traductions de l’Ethique et une du Traité Politique en grec moderne . Le cas de Spinoza présente cependant une particularité: il existe une belle traduction de l’Ethique, faite par N. Kountouriotis, laquelle date de 1913. A cette époque-là on ne trouve presqu’aucune traduction philosophique; ni Descartes, ni Kant, ni Hegel, mais Spinoza. Pourquoi? Faute d’une recherche historique, on ne saurait répondre à cette question qu’à titre hypothétique. Mais, déjà, cette exception dans la vie intellectuelle grecque du début du siècle est remarquable, et elle pourait même se formuler en interrogation philosophique: dans quelles conditions, dans quel contexte philosophique et culturel cette traduction est-elle devenue possible? A condition, évidemment, de ne pas se contenter de justifier ce fait “extraordinaire” par l’initiative un peu excentrique d’un seul homme, du traducteur. En effet, la réalisation de la traduction de l’Ethique en 1913 constitue une sorte d’énigme, surtout lorsqu’on sait que le spinozisme n’a jamais été ―sous une forme ou sous une autre― un courant de pensée important dans la vie philosophique et universitaire grecque. Au contraire, parmi les courants philosophiques existants dans la première moitié du XXe siècle, on doit noter la position hégémonique du néo-kantisme dans l’Université, et aussi la présence du hégélianisme et d’un certain marxisme des intellectuels de gauche. Cependant, la seule traduction philosophique de ces années-là est celle de l’Ethique. Ainsi se manifeste l’intérêt que pourrait avoir pour l’histoire du spinozisme, en Grèce et en Europe, une étude exhaustive sur la question, laquelle dépasse toutefois largement les limites du présent papier d’information .
3) La traduction de Kountouriotis a plusieurs mérites, mais aussi un défaut “extérieur”: elle est faite dans la langue artificielle de l’époque, dite langue “pure” (katharevoussa), aujourd’hui dépassée et définitivement remplacée par la langue parlée (dêmotikê). Par conséquent, elle ne peut pas être convenablement utilisée comme traduction d’usage par les étudiants et le lecteur non-spécialiste. D’autre part, elle est depuis longtemps épuisée, sans espoir d’être rééditée à cause de sa particularité linguistique; ce qu’est dommage, vu sa qualité. Elle garde, en tout cas, toute sa valeur historique.
La seconde traduction grecque de l’Ethique, par M. Zografou, est plus récente (1970) et elle est faite en langue moderne. La traductrice s’inspire souvent des solutions proposées par Kountouriotis, parfois même quand il s’agit de s’en démarquer. Etant à la fois disponible en librairie et moderne linguistiquement, la traduction de Zografou joue un rôle très important: c’est la traduction d’usage de l’Ethique en grec.
Il existe aussi une traduction du Traité politique, réalisée par A. Vayénas en 1971. Cette traduction présente, à notre avis, plusieurs problèmes de terminologie, surtout en ce qui concerne les chapitres I à V. Le traducteur suit souvent la traduction française de Ch. Appuhn, duquel il a aussi traduit la Notice et les Notes. Dans les lignes qui vont suivre nous laiserons de côté la traduction du T.P., pour se centrer aux deux traductions de l’Ethique.
4) Chacun des deux traducteurs grecs de l’Ethique s’est proposé de résoudre les nombreux problèmes d’ordre lexicale et philosophique que pose une transcription du latin de Spinoza au grec moderne. N.Kountouriotis, dans sa notice de deux pages précedant le texte, souligne les «difficultés exceptionnelles» de l’entreprise: outre la difficulté de texte de l’Ethique lui-même, c’est qu’il s’agit de la première traduction en langue grecque. Par la suite, il ajoute qu’il a essayé de rester autant que possible «à la lettre du texte» et d’éviter toute interprétation personnelle . Il signale encore son effort de traduire l’Ethique de façon que sa traduction soit accessible «à tous les hommes d’esprit», et non pas seulement aux «philosophes de métier». En poursuivant ce but, il a préféré parfois de traduire certains termes moins rigoureusement, afin de faciliter la compréhension du texte grec. Le traducteur nous donne comme exemple le terme attributum: sa traduction philosophique rigoureuse étant κατηγόρημα, il lui préfère le mot ιδιότητα (=propriété). Ainsi la Pensée et l’Etendue deviennent des “propriétés” de Dieu, ce qui constitue, selon nous, un choix plutôt malheureux. En effet, de cette façon on court le risque de déformer le concept spinoziste d’attribut, même si l’on peut comprendre le souci du traducteur pour les lecteurs non-spécialistes. Le même principe de traduction des termes “techniques” joue quant à la dénomination de quelques affects, mais avec plus de succès cette fois: c’est le cas, par exemple, pour desiderium, traduit par νοσταλγία (=nostalgie).
En poursuivant le même but, c’est-à-dire faciliter la compréhension du texte, Kountouriotis traduit parfois un seul concept spinoziste par deux termes grecs. Ainsi affectus est rendu par συναίσθημα καί πάθος (sentiment et passion); cupiditas est traduit par επιθυμία καί πόθος (les deux mots signifiant également “désir”); conatus est dit τάσις ή προσπάθεια (tension ou effort). Toutefois, ces traductions “doubles” ont plutôt le caractère d’une explication: elles ne se présentent que la première définition d’un concept, le traducteur choisissant par la suite le terme le plus convenable. Ainsi le Livre III s’intitule «Aρχή καί φύσις των Συναισθημάτων καί Παθων» (Origine et Nature des Sentiments et des Passions); mais par la suite affectus est presque toujours traduit par συναίσθημα (sentiment). Même chose pour cupiditas et conatus, pour qui on préfère finalement les mots επιθυμία et τάσις.
La traductrice M. Zografou, de son côté, choisit de traduire affectus par πάθος, cupiditas par επιθυμία et conatus par προσπάθεια. En ce qui concerne affectus, elle justifie son choix par une note , dans laquelle elle déclare néanmoins que la notion de πάθος (passion) est analogue à celle de συναίσθημα (sentiment). En renvoyant au Vocabulaire technique et critique de la Philosophie d’André Lalande, comme elle le fait d’ailleurs à plusieurs reprises , la traductrice nous explique que les mots affectus, affectiones, passionnes sont considérés comme synonymes. Quant à l’attributum, elle le traduit par κατηγόρημα, en bonne raison à notre avis, en s’expliquant également dans une note . Quant à mens, les deux traducteurs sont d’accord pour traduire en choisissant le mot ψυχή (âme). D’autre part, il y a un problème concernant l’adjectif adequata et l’expression énigmatique de Spinoza sub specie aeternitatis. Kountouriotis traduit adequata par τελεία (parfaite), tandis que Zografou préfère le mot αυτοτελής. A notre avis, les deux choix laissent à désirer mieux. En ce qui concerne sub specie aeternitatis, Kountouriotis propose από απόψεως αιωνιότητος (du point de vue d’éternité); Zografou nous donne μέ ένα ειδος αιωνιότητας (d’une espèce d’éternité).
En général, on l’a déjà remarqué, le travail de Kountouriotis nous a offert une bonne traduction, surtout si l’on pense au moment où elle a été réalisée. Elle facilite la compréhension du texte, tout en restant fidèle à l’original. Ses imperfections s’expliquent pour la plupart par l’état des études spinozistes en Europe en 1913. Le traducteur a travaillé sur l’ édition de Van Vloten et Land; il a aussi consulté les traductions françaises d’Emile Saisset et de Raoul Lantzenberg. Quand il se trouve en désaccord avec les deux traducteurs français sur quelques détails, il le signale dans des notes, en défendant son opinion . Aussi, la traduction de M. Zografou présente-t-elle d’une part l’avantage d’être faite dans un langage plus proche du lecteur d’aujourd’hui, et, d’autre part, d’améliorer certaines imperfections du texte de Kountouriotis, la plus importante étant celle concernant attributum. Cependant, cette traduction présente quelques faiblesses, surtout en ce qui concerne certains longs scolies. Du reste, comme la traductrice ne donne aucune indication dans sa notice (longue de 6 pages, dans lesquelles il est question de la vie et de la philosophie de Spinoza), nous ne pouvons pas savoir sur quelle édition latine elle a travaillé, ni si elle a consulté des traductions en langues étrangères.
5) Après avoir noté certaines difficultés des traductions existantes, nous pouvons maintenant passer à quelques remarques générales. Le problème que pose la traduction des œuvres de Spinoza en grec ―comme en toute langue d’ailleurs― est celui de produire un texte qui soit exact et rigoureux, tout en étant à la fois cohérent et lisible facilement. Or, cette tâche est délicate, surtout en ce qui concerne la traduction de l’Ethique. Tout d’abord, on doit s’affronter au problème de la terminologie. Les langues d’origine latine, on le sait, présentent des avantages considérables sur cette question. Le français, par exemple, traduit facilement substantia par substance, attributum par attribut, affectio par affection, etc. Du latin au grec, au contraire, les solutions ne sont pas évidentes, même si l’usage et la tradition philosophoque ont depuis longtemps proposé, voir imposé, des choix.
En ce qui concerne précisement l’Ethique, le plus dur à traduire sont les paries III et IV, c’est-à-dire tout l’univers affectif, surtout à cause de la famille de mots: affectio, affectus, afficere, affici. En effet, en grec on ne trouve aucun mot de la même racine, et il est difficile de trouver un mot qui en rendrait le sens exact. S’il semble évident que l’on doit traduire affectio par διάθεση, il est très improbable de trouver une solution satisfaisante dans la même famille de mots pour affectus et pour les formes verbales. Il faut encore beaucoup essayer, et même inventer, pour arriver à traduire ces termes de façon cohérente (comme en fraçais: affection, affect, affecter, être affecté). Les traductions existants sont, sur ce point précis, plutôt malheureuses et, en tout cas, peu rigoureuses. Evidemment, il en reste d’autres difficultés. Pour se limiter à quelques exemples: comment traduire mens? Par ψυχή (âme) ou par πνευμα? Intellectus et intelligere posent aussi problème, ainsi que les expressions Natura naturans et Natura naturata, et sub specie aeternitatis; quant aux noms de plusieurs affects, il y aura aussi des difficultés à affronter. Toutefois, il est certain que toute traduction préssupose un travail d’élaboration d’un glossaire du vocabulaire que Spinoza utilise. On devrait sans doute utiliser, en traduisant, le Lexicon Spinozanum d’Emilia Giancotti et d’autres instruments de travail linguistiques et lexicographiques. Enfin, il faut sans doute consulter un bon nombre de traductions des œuvres de Spinoza en français, en italien, en allemand, en anglais, en espagnol, en hollandais, afin de profiter d’une riche expérience et d’une longue tradition.
6) Si l’on doit bien conclure par quelques mots, on ajoutera que, en ce qui concerne les études spinozistes en Grèce, la production est plutôt pauvre et disproportionnée par rapport à l’intérêt croissant du public. Nous sommes alors obligés de constater l’ existence d’ un retard considérable par rapport aux autres pays européens; retard qu’il faudra essayer de rattraper le plus vite possible. Dans cette direction, les priorités urgentes seraient: une traduction des œuvres complètes de Spinoza (au moins une traduction nouvelle de l’Ethique, des deux Traités et de la Correspondance pour commencer) par une équipe spécialisée; la traduction de quelques études magistrales sur Spinoza; et, souhaitons-le, la publication d’études originales en grec.