NETHERLANDS - JANUARY 01: Baruch de Spinoza, (1632-1677), Jewish philosopher. His "Tractatus theologico-politico" defends freedom of thought and tolerance. German School. Herzogliche Bibliothek, Wolfenbuettel, Germany. (Photo by Imagno/Getty Images) [Baruch de Spinoza, (1632-1677), JJuedischer Philosoph. Deutsche Schule. Wolfenbuettel, Germany]
RÉSUMÉ DE L’ARTICLE. – Spinoza et le temps historique.
Le propos de cet article est de montrer les rapports existant entre l’aspect historique du temps et ses aspects métaphysique et physique dans le système spinoziste. Commençant par l’éternité, l’analyse passe par le temps physique pour aboutir au temps historique. Celui-ci est caractérisé par l’émergence du politique, élément qui permet d’envisager l’idée d’une théorie du progrès historique chez Spinoza.
SUMMARY. – Spinoza and the historical time.
The purpose of this article is to present the relation between the historical aspect of time and its metaphysical and physical aspect in Spinoza’s philosophy. The article deals with the notion of eternity and physical time before approaching historical time. The time of History is caracterised by the rise of Politics, which is an element that leads towards a Spinozistic theory of historical progress.
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1.La problématique du temps et de l’éternité joue, on le sait, un rôle décisif dans le système spinoziste. En effet, le temps, la durée et l’éternité constituent des notions fondamentales pour la compréhension de la substance, des attributs et des modes. Ces notions sont encore indispensables pour analyser les mécanismes du conatus et de l’affectivité, ainsi que pour aborder les questions de l’éternité partielle de l’âme, du salut et de la liberté des hommes. Certes, il s’agit là du temps sous son aspect métaphysique (éternité de la substance) et physique (durée des modes finis). Or, ici nous allons nous intéresser surtout au temps historique, c’est-à-dire au temps qui se réalise en tant qu’histoire de l’humanité. Notre effort sera également de montrer les rapports entre cet aspect historique du temps et ses aspects métaphysique et physique.
Les regards métaphysique et physique sur le temps peuvent être saisis, pour l’essentiel, dans l’Ethique. Mais dans cet ouvrage il n’est pas vraiment question de temps historique. Le mot même d’histoire n’y figure qu’une seule fois, dans la quatrième partie, proposition 68, scolie, où Spinoza écrit: «Et c’est cela […] que semble avoir voulu dire Moïse dans cette histoire du premier homme». Evidemment, le mot d’histoire (historia) signifie ici simplement “récit”. En revanche, le regard historique sur le temps peut être localisé dans le Traité théologico-politique et dans le Traité politique.
Sans doute, un examen de la conception spinozienne du temps historique doit se heurter à plusieurs difficultés: au juste, qu’est-ce que le temps historique? Est-il vraiment possible de concilier le regard métaphysique et le regard physique sur le temps avec le regard historique (et historico-politique)? Existe-t-il une causalité propre à l’histoire? Quel est le rôle du temporel dans l’histoire politique? Y a-t-il progrès, décadence ou cycle historiques? Essayons d’apporter quelques éléments de réponse à ces questions.
2.On sait que chez Spinoza l’éternité précède logiquement la durée et la temporalité, dans la mesure où elle constitue la condition de l’absolu. L’éternité est définie comme «l’existence elle-même, en tant qu’elle est conçue comme suivant nécessairement de la seule définition d’une chose éternelle» . Une telle définition assimile l’éternité à l’existence “pure”, abstraction faite de toute relation à la durée de l’existence. Ainsi, l’éternité «ne peut être expliquée par la durée ou le temps, même si la durée est conçue comme n’ayant ni commencement ni fin» . On constate alors que seul Dieu jouit de cette éternité au sens propre: Dieu, autrement dit la substance et ses attributs infinis, existe nécessairement et éternellement . L’éternité au sens propre est donc identifiée à la nécessité de l’existence .
Aussi doit-on constater que, d’après la définition même de l’éternité, les modes infinis sont également éternels, puisqu’ils sont conçus comme suivant nécessairement de la seule définition d’une chose éternelle, c’est-à-dire de la nature absolue d’un attribut de Dieu. Les modes infinis immédiats sont, dans l’attribut de l’étendue, «le mouvement et le repos» et, dans l’attribut de la pensée, «l’entendement absolument infini» . Quant aux modes infinis médiats, pour l’étendue on a la facies totius universi: la face ou la structure de l’univers total, c’est-à-dire aussi la série infinie de tout ce qui arrive dans l’univers. Du côté de la pensée, même si Spinoza n’en dit rien, il s’agit de l’idée éternelle de cette structure de l’univers entier, c’est-à-dire aussi de la chaîne infinie de tous les événements qui ont lieu dans l’univers. On pourrait dire que, si l’éternité et l’histoire s’entrecroisent en quelque sorte, cela ne peut s’effectuer que grâce aux modes infinis médiats, qui constituent, en ce sens, un point crucial pour la conception du temps. En effet, l’idée de la série infinie de tous les événements qui arrivent dans le monde constitue ce que l’on pourrait appeler “l’histoire de l’univers” ou “l’histoire universelle”. Il est possible que l’utilisation du mot d’histoire dans ce sens paraisse quelque peu paradoxale, dans la mesure où l’on a ici affaire à une “histoire éternelle”, parce que sans commencement ni fin.
Cependant, comme Dieu est éternel , et qu’il est en même temps cause immanente de toutes choses , l’éternité est immanente à la nature. Dieu ne crée pas le monde de l’extérieur, mais il le produit en son propre sein avec une nécessité absolue: «dans la nature des choses il n’y a rien de contingent, mais tout y est déterminé, par la nécessité de la nature divine, à exister et à opérer d’une manière précise» . Ce déterminisme naturel concerne tous les événements du monde, aussi bien dans l’étendue que dans la pensée. L’idée de la série infinie de ces événements, autrement dit l’histoire de l’univers, ne peut pas être autre que ce qu’elle est effectivement, car «les choses n’ont pu être produites par Dieu d’aucune autre manière, ni dans aucun autre ordre, qu’elles ont été produites» . Or, si cette série d’événements est immuable, elle n’est pas pour autant immobile ou statique et déjà toute donnée en soi. En effet, l’essence de Dieu est identique à sa puissance productive. Ainsi, dans la mesure où la nature divine est inséparable de sa productivité , elle se produit elle-même, en produisant à la fois l’univers et son histoire. Si l’on peut parler ici d’histoire, c’est dans la mesure où la production de toutes les choses dont Dieu forme l’idée doit se dérouler dans une série ou une succession, certes infinie et éternelle. Mais cette production concerne avant tout l’aspect physique du temps, car elle est aussi production des modes finis.
3.Le temps physique (ou naturel) est le temps dans lequel se réalisent tous les mouvements physiques (par exemple, le mouvement des astres), mais aussi le temps dans lequel se déploie toute sorte de vie biologique, c’est-à-dire toute vie de mode fini. Les modes finis sont les choses produites par Dieu dont l’essence n’enveloppe pas l’existence . Si l’existence de la substance est conçue comme éternité, celle des modes finis ne peut s’expliquer que par la durée . Ainsi, les modes finis ne sont pas éternels au sens propre (même s’ils ont eux aussi quelque chose d’éternel au sens dérivé), puisque pour exister ils doivent être produits, autrement dit s’actualiser. Or, si Dieu produit nécessairement toutes les choses qui sont concevables , il ne les produit pas pour autant toutes simultanément . Lorsqu’une chose est produite, ou actualisée, elle commence à durer pour un temps indéfini, qui dépend des circonstances et des causes extérieures: «la durée est la continuation indéfinie de l’exister» . Dans ce sens, les choses singulières, c’est-à-dire les choses qui sont finies et ont une existence déterminée , sont ancrées dans la temporalité physique.
Aussi faut-il encore distinguer d’une part la durée, existence d’une chose, en tant qu’elle est conçue abstraitement, c’est-à-dire en tant que nous la séparons de l’ordre nécessaire des choses dont elle fait partie et l’imaginons comme une sorte de quantité plus ou moins grande, et d’autre part, la nature même de l’existence, c’est-à-dire de l’acte d’exister, qui découle de la nécessité éternelle de Dieu . Le temps, c’est précisément la durée conçue abstraitement et découpée à volonté . En revanche, la «nature même de l’existence» n’est rien d’autre que la force par laquelle chaque chose singulière persévère dans l’exister, autrement dit le conatus, ou l’effort de chaque chose pour persévérer dans son être, autant qu’il est en elle . Cet effort n’enveloppe pas un temps fini, mais indéfini , et ainsi la durée des choses singulières sera la continuation indéfinie de leur existence. Néanmoins, cette durée peut très bien prendre fin, et elle finira en fait tôt ou tard, notamment quand la chose singulière sera vaincue par les causes extérieures ; car, dans la nature des choses, étant donné une chose singulière, il y en a toujours une autre plus puissante, par qui la première peut être détruite . Si la durée d’une chose singulière ne concerne en aucune manière sa perfection ou réalité , il n’en reste pas moins que tout mode fini dépend d’un ordre de rencontres dans l’espace et dans le temps. L’existence des modes finis est temporelle, car elle est changement selon l’ordre des rencontres. En ce qui concerne plus précisément les hommes, cet ordre des rencontres peut être appelé “expérience” et doit se dérouler dans un temps, qui devient ainsi un temps historique.
4.Nous avons dit que l’histoire de l’univers est une histoire éternelle, car elle n’a ni point de départ ni ligne d’arrivée. Certes, Spinoza n’en dit presque rien. Dans le chapitre XV du Traité théologico-politique, il lui arrive une seule fois d’utiliser l’expression universali historia Naturae, par opposition à la historia Scripturae . Mais le terme historia n’a pas ici une signification temporelle: il signifie plutôt “description”, autrement dit l’ensemble des connaissances que nous avons de la nature (ou de l’Ecriture). Ainsi, pour pouvoir élucider la notion de temps historique, il faut envisager l’histoire de l’humanité, c’est-à-dire l’histoire des hommes et leur activité dans le temps. Or, il faut ici distinguer entre le statut ontologique du temps historique, c’est-à-dire la nature même des événements historiques, en tant qu’ils découlent de la nécessité éternelle de Dieu, et la perception proprement humaine du temps historique, c’est-à-dire les idées que les hommes forment de la succession des événements historiques. Cette conscience historique humaine, s’il en est une, s’avérera décisive pour la détermination du champ et du sens de l’action, autrement dit de la praxis humaine sur l’histoire, dans les limites fixés par le temps historique.
Quels sont les éléments spécifiques de l’histoire humaine par rapport à l’histoire de l’univers? En principe, il n’y a rien qui soit susceptible de différencier d’une manière radicale l’homme de l’univers total. L’homme ne peut pas être séparé du reste de la nature; au contraire, il fait nécessairement partie de la nature , de sorte qu’il ne peut nullement être conçu dans la nature comme un Etat dans un Etat . On doit cependant constater que ce qui fait la condition un peu particulière de l’homme, c’est la raison. En effet, l’homme pense . Certes, dans la mesure où ses idées sont inadéquates dans leur très grande majorité, l’homme ne peut avoir qu’une connaissance tout à fait inadéquate de la durée de son corps et de la durée des choses singulières qui sont hors de lui . Le plus souvent, les hommes connaissent les choses par le premier genre de connaissance, autrement dit par l’imagination. Ils imaginent alors le temps selon un enchaînement d’idées qui se fait dans leur âme suivant l’ordre et l’enchaînement des affections de leur corps . C’est du seul fait de l’imagination que les hommes considèrent les choses, à l’égard tant du passé que du futur, comme contingentes . En revanche, il est de la nature de la raison de considérer les choses comme nécessaires . Mais comment les hommes peuvent sortir de l’imagination et connaître les choses de façon rationnelle (ou scientifique), autrement dit par le deuxième genre de connaissance? La théorie spinoziste des notions communes offre la réponse à cette question: le point de départ de la raison, ce sont les notions communes. Mais il semble que ce passage du premier au deuxième genre de connaissance peut être aussi pensé dans une perspective historique.
5.Chez Spinoza, il y a une esquisse de l’histoire de la connaissance. En ce qui concerne les connaissances techniques des hommes, le passage du Traité de la réforme de l’entendement concernant la méthode peut être interprété comme une brève allusion à l’histoire de la technique. En effet, dans une époque historique quasi-primitive (initio) les hommes ne savaient pas forger le fer. Avec des instruments innés et des objets fournis par la nature, ils ont pu effectuer des travaux simples, pour passer ensuite par degrés (gradatim) à de choses plus compliquées, et parvenir (pervenerunt) enfin à parfaire leurs ouvrages. La connaissance technique des hommes ne cesse de s’accroître progressivement. Or, c’est ce même progrès par degrés que l’on retrouve du côté de l’entendement: ses connaissances progressent graduellement, jusqu’à ce qu’il atteigne le sommet de la sagesse. Il s’agit d’un progrès à la fois technique et scientifique, les deux étant dans un second moment encore favorisés par le progrès méthodologique qui les suivra. Le temps historique apparaît donc ici comme étant caractérisé par une continuité et une évolution progressive.
En ce qui concerne les connaissances scientifiques, le passage de l’Appendice de la première partie de l’Ethique sur le rôle important de la mathématique constitue une prise de position, même elliptique, sur l’histoire de la science. Du fait que les hommes naissent totalement ignorants des causes des choses et qu’ils agissent en vue de fins, ils sont en proie au préjugé finaliste et ils vont même jusqu’à renverser totalement l’ordre de la nature . Le préjugé finaliste engendre tous les autres préjugés, avant de se transformer en superstition enracinée dans les âmes à ce point, que même l’expérience quotidienne ne peut la chasser. Cette situation «eût suffi à faire que la vérité demeurât pour l’éternité (in aeternum) cachée au genre humain, si la mathématique, occupée non des fins mais seulement des essences et propriétés des figures, n’avait montré aux hommes une autre norme de vérité» . La mathématique apparaît donc comme étant presque plus que la science du vrai: elle est une science salutaire. Son itinéraire commence avec les Grecs, par le fait historique de sa codification dans les Eléments d’Euclide (puisque par mathématique Spinoza entend avant tout la géométrie euclidienne). Cela veut dire que le lieu de naissance de la mathématique, et de toute science, est ancré dans l’histoire. Si la mathématique a une date de naissance, elle a aussi une vie, c’est-à-dire une histoire, qui consiste en une longue série d’efforts pour que les hommes connaissent suivant une autre norme de vérité. La science, comme toute connaissance, se développe dans le temps historique. Bien sûr, il existe des vérités éternelles, qui peuvent être comprises par les hommes grâce aux notions communes. Mais l’énonciation de cette vérité est découverte à un moment du temps et elle existe dans le temps, parce qu’elle existe pour les hommes qui vivent dans le monde historique. Les connaissances des hommes progressent dans le temps historique.
6.Pourtant, cette évolution historique des connaissances humaines doit être pensé sans aucune illusion progressiste, car elle ne signifie nullement l’entrée dans un âge de raison: le progrès n’est jamais définitif ni total, car l’imagination continue à jouer son rôle, réfléchissant les affections du corps humain . En outre, progrès et évolution ne peuvent pas être pensés dans un sens finaliste, parce que l’histoire, exactement comme la nature, n’a pas de fin. Si les hommes ont une norme de vérité, ce n’est pas grâce à une fondation originaire qui aurait eu lieu dans le commencement supposé du monde, mais grâce à la genèse et au développement des sciences dans le temps historique. Toutefois, il est possible de distinguer entre une finalité générale ou externe, sévèrement critiquée et entièrement absente du système, et une finalité localisée ou interne, propre à l’histoire humaine, dans la mesure où les hommes agissent toujours en vue d’une fin, à savoir de l’utile dont ils ont l’appétit. En effet, puisque tous les efforts des hommes pour se conserver et pour progresser dans les différents domaines de la vie s’enracinent dans un unique conatus pour chaque homme, qui est l’essence même de cet homme , cette finalité interne au temps historique n’est rien d’autre que la conscience proprement humaine du conatus, autrement dit le désir . Mais les désirs humains (comme aussi le conatus d’un peuple ou d’un Etat) ne pourront se déployer que dans les conditions et les limites imposées par le temps historique.
Est-ce que tout cela pourrait signifier qu’il existe une causalité propre à l’histoire? La réponse à cette question doit être catégoriquement négative: au niveau ontologique, la causalité est toujours une et la même , de sorte que dans la nature toute chose est déterminée à exister et à opérer d’une manière précise . L’éternité, c’est l’absence de fins. Quant au niveau de l’histoire humaine, rien ne permet d’affirmer que ce déterminisme absolu se modifie. La causalité est exactement la même, aussi bien en ce qui concerne l’éternité de la substance qu’en ce qui concerne le temps de l’histoire. La seule apparence d’une différence est dû au fait que les hommes ont une idée inadéquate de la durée et du temps, et qu’ils ne peuvent pas connaître la chaîne infinie des causes. Cette illusion est fondée sur la façon rétrospective dont les hommes reconstruisent les chaînes causales déjà connues par leur expérience spontanée, pour les projeter dans l’avenir, comme devant se produire et se répéter à jamais. L’expérience a un caractère essentiellement temporel. Bien sûr, l’expérience (ainsi que l’imagination) a également une fonction constitutive, qui peut compléter la connaissance rationnelle, dans les domaines où la raison ne peut pas avoir d’accès direct. Or, en ce qui concerne précisément le temps historique, l’expérience des hommes se dédouble: elle comporte à la fois des événements vécus et des événements historiques connus par lecture ou par ouï-dire. Aussi, l’expérience historique est-elle inséparable des événements politiques, c’est-à-dire de l’expérience politique ou de l’action des hommes sur l’histoire, de façon que nous pouvons parler d’expérience historico-politique.
7.L’histoire des hommes, c’est en fait l’histoire des sociétés humaines, autrement dit l’histoire politique, car de la condition passionnelle des hommes à l’état de nature se déduit nécessairement l’existence de la société politique . D’ailleurs, hors de la société politique tout progrès de la raison est impossible: sans une aide réciproque, les hommes ne peuvent pas entretenir leur vie ni développer en eux la raison . Ainsi, la compréhension d’un aspect important du temps historique dépend de la connaissance de l’histoire politique, c’est-à-dire de l’histoire des peuples et des Etats.
Il existe chez Spinoza certaines constatations, extraites de l’histoire des peuples et des Etats, où le temps historique apparaît de nouveau comme étant caractérisé par continuité, évolution et progrès. Plus précisément, on peut localiser quelque chose qui doit correspondre à un mouvement progressif allant de la barbarie à la civilisation. En effet, les peuples anciens ignoraient pour la plupart les causes naturelles des choses et les sciences , et ils étaient très superstitieux , si bien que l’antiquité peut être caractérisée comme «la servitude antique» . De même, ceux qui vivent en barbares, sans civilisation, mènent une vie misérable et presque animale . Tout cela implique qu’il existe bien un progrès des hommes quant à leurs connaissances scientifiques, mais aussi politiques, progrès renforcé par l’accumulation de l’expérience historique.
Toutefois, si les hommes (ainsi que les Etats ) peuvent être répartis en barbares et civilisés, ils ne se trouvent pas pour autant radicalement opposés. En effet, tous les hommes, barbares ou civilisés, nouent partout des relations et partout forment une société civile . Bien plus, il paraît que le long et heureux itinéraire menant de la barbarie vers la civilisation doit avoir une rançon, puisque la civilisation peut amener avec elle la mollesse et l’inaction. Ce qui arrive quand, une fois la sécurité et la paix installées, les hommes deviennent “trop” civilisés et ne s’intéressent qu’aux plaisirs de la vie. Or, cette vie «molle et luxueuse» peut affaiblir l’Etat et, même, conduire les hommes à l’esclavage . D’une façon similaire, les régimes politiques peuvent se corrompre et se transformer: la démocratie se change en aristocratie, et celle-ci à son tour en monarchie, au fur et à mesure que l’Etat passe peu à peu (paulatim) de tous aux mains de quelques-uns, et finalement aux mains d’un seul . Il s’agit là encore d’évolution graduelle, mais cette fois c’est peut-être une évolution décadente, c’est-à-dire le contraire d’un progrès, puisque selon Spinoza la tendance interne des régimes doit les amener vers leur démocratisation la plus grande possible. Si le temps historique conserve son caractère continu, sa direction semble être dans ce cas inversée.
On peut aussi trouver parfois des observations concernant le temps historique qui semblent aller dans un sens assez différent, et qui permettraient d’entrevoir quelque rupture ou discontinuité dans le temps, ou même une représentation cyclique de l’histoire. Par exemple, c’est peut-être le cas lorsque Spinoza semble accepter la suggestion machiavélienne selon laquelle il faut de temps à autre ramener l’Etat à son principe, tout en critiquant les inconvénients de l’institution des dictateurs (romains, en l’espèce) . Ou lorsqu’il parle des révolutions, notamment de celle de Cromwell , où le changement de tyran pourrait apparaître comme une rupture dans le temps historique. Mais quant au fond, dans la théorie spinozienne de l’histoire on ne peut pas trouver une conception de cycle historique ou de discontinuité temporelle. Certes, les combinatoires résultant du jeu de la fortune et de la vertu ne peuvent jamais être connues par avance. Si la fortune fait en sorte que les hommes envisagent l’histoire comme possible, c’est grâce à la vertu (ou à la raison) qu’ils peuvent l’envisager comme nécessaire. Evidemment, l’expérience historique offrant de nombreux exemples désastreux, le philosophe est obligé de se montrer toujours prudent, sans pour autant être pessimiste.
8.Dans ces conditions, peut-on parler d’une théorie spinozienne du progrès historique? Nous pensons que oui, mais il faut d’emblée prendre soin de distinguer cette théorie d’une philosophie de l’Histoire à la manière des Lumières. En effet, si chez Spinoza la conception du temps historique peut aboutir à une théorie du progrès historique, ce progrès ne peut en aucune façon être pensé comme une fin de l’histoire. Le progrès est présenté en des termes positifs et optimistes, surtout lorsqu’il s’agit de l’histoire de l’humanité en général et de l’histoire des connaissances. Dans le Traité théologico-politique, le regard du philosophe se tourne vers le passé, vers le temps historique révolu. L’histoire de l’humanité y est pensée comme une histoire dans laquelle les voies de la crainte et de la superstition sont écartées de plus en plus. Ce mouvement progressif va être pensé dans le Traité politique comme constitution de la multitudo, c’est-à-dire de la puissance collective. Mais des difficultés considérables continueront à subsister à propos de l’histoire politique, dans laquelle le jeu des passions humaines et la fortune tiennent une rôle très important. On pourrait alors dire que le progrès constitue une tendance interne à l’ordre politique, mais cette tendance n’est guère évidente ou garantie par quelque fin de l’histoire heureuse.
Du point de vue du temps historique, il nous reste à savoir si l’histoire politique a quelque chose d’éternel; autrement dit, de savoir si un Etat peut durer à jamais sans se détruire ou, comme le dit Spinoza lui-même, s’il peut être éternel . D’une part, en ce qui concerne sa construction et son organisation internes, l’Etat le mieux constitué pourra effectivement durer pour un temps indéfini, que Spinoza désigne par l’expression aeternum esse. Il s’agit sans doute d’un Etat qui est très proche de l’Etat absolu, c’est-à-dire de l’Etat démocratique, cet omnino absolutum imperium . Il paraît que l’aristocratie fédérale remplit, elle aussi, toutes les conditions pour qu’elle soit éternelle. Et, bien sûr, il existe aussi le cas historique de l’Etat des Hébreux, cet Etat théocratique singulier qui aurait pu durer éternellement , s’il ne comportait pas une erreur initiale dans ses institutions (le privilège accordé aux Lévites).
Mais d’autre part, en ce qui concerne les causes extérieures, même l’Etat le mieux organisé peut à tout moment succomber à une attaque violente d’un autre, plus puissant. Il ne suffit pas à un Etat d’avoir le régime le meilleur, il faut encore que les conditions extérieures et l’époque historique soient quelque peu favorables. Spinoza insiste sur ce point: en effet, autre était le temps de Moïse et autre celui du Christ; ou encore, au XVIIème siècle la condition historique des Provinces-Unies diffère considérablement de celle de l’Empire ottoman.
En tout cas, si la théorie spinozienne de l’histoire est optimiste quant à la possibilité d’un mouvement progressif dans le temps, l’expérience historique montre plutôt que l’éternité des Etats n’est qu’un souhait très difficilement réalisable. Toutefois, on devrait peut-être penser cette éternité de l’Etat comme éternité partielle de ce qu’on peut appeler «son âme» , selon le modèle du salut des hommes exposé dans la seconde moitié de la cinquième partie de l’Ethique. Mais il est vrai qu’un tel Etat devait être un Etat sage, c’est-à-dire un Etat habité par des hommes sages, qui n’auraient par conséquent aucun besoin d’Etat, et qui pourraient ainsi vivre librement et concevoir le temps historique sub specie aeternitatis.